La guerre russo-ukrainienne : les contours géopolitiques d’un conflit

Tribune

Par Cherkaoui Roudani

Le conflit Russo-ukrainien commence à prendre d’autres dimension dans lesquelles plusieurs stratégies sont en choc.  Aujourd’hui,  le doute n’est plus d’actualité quant à la vitesse de réarmement des États. Sur le terrain de plusieurs théâtres,  le monde assiste à des conflits de haute intensité avec une ONU d’aujourd’hui que ne fait guère plus illusion que la SDN d’hier.  Autrement,  la gouvernance mondiale est en crise, comme le droit international.

L’Histoire nous raconte la succession des dominations. Aujourd’hui,   la guerre russo-ukrainienne démontre une réalité géopolitique que la bataille pour la domination mondiale n’est pas terminée.  Eu égard aux substratums de cette crise , l’Ukraine n’est que l’un des chapitres d’un manuel dans lequel on trouve l’opposition de Rome à Carthage,  de sparte à Athènes,  de l’Angleterre à l’Allemagne…

De point de vue géopolitique, comme science, les parties impliquées dans le conflit ont bien appris  des leçons de la théorie géopolitique de Mackinder, qui dans son livre les idéaux démocratiques et la réalité, a théorisé  la géostratégie mondiale en affirmant « qui gouverne l’Europe de l’Est commande le Heartland » et « qui gouverne le Heartland commande l’île-monde » et de suite « qui gouverne l’île-monde commande le monde » . Devant ce constat,  le monde est en train d’assister à un choc de différentes stratégies dans lesquelles l’Ukraine n’est qu’une partie visible de l’iceberg.

À l’évidence pour Moscou, l’espace de l’ex bloc-soviétique est une zone d’intérêt privilégié et une zone stratégique. Cependant, l’ère post éclatement de l’URSS a connu une prolifération du volume des frontières terrestres autour de la Russie.  Cette réalité a représenté une vulnérabilité conduisant à une atrophie géopolitique de la Moscou.  D’ailleurs, la doctrine Medvedev résume la logique de l’actuelle perception géopolitique de la Russie, qui en dépit des frontières, ne cédera face à aucune provocation visant les slaves. La mise en œuvre de cette politique par les actes a été illustré avec les deux modèles : La Géorgie (2008), la Crimée (2014).

Pour l’Occident, cette région est une opportunité stratégique pour l’Europe de l’ouest et éminemment géostratégique dans l’équilibre des forces dans la Mer Noire et Transcaucasie.  En dépit des spécificités politico-Étatiques qui ont impliquées les pays de l’Est dans des labyrinthes de contradictions géopolitiques, en convoitant cette région l’Atlantisme espère obtenir un levier redoutable pour affaiblir la Russie et aussi avoir la possibilité de contrôler les voies maritimes menant aux océans du globe.

De plus, l’eurasisme, en tant que doctrine géopolitique, a mis l’Europe devant une réalité  économico-centrique avec une projection vers des frontières maritimes et terrestres des États adjacents.

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Historiquement, la période  tsariste a forgé des constantes géopolitiques qui ont fait défaut à l’existence de l’empire russe. La construction d’une géopolitique slavophile n’a pas pu résister devant la culture d’un atlantisme prônant la capitalisation et l’abolition des lignes ethno-religieuses. De fait, dans la construction géopolitique de la Russie actuelle, et qui est manifestée par ce conflit,  rejette l’atlantisme et les fondements de  la suprématie  civilisationnelle atlantiste.

À cet égard, l’hétérogénéité sociologique ukrainienne est l’image de l’Europe Centrale et l’Europe de l’Est qui sont des espaces comprenant les peuples de l’ancien Empire Austro-Hongroise, la Prusse ainsi que l’Allemagne, la Pologne et la partie ouest de l’Ukraine. Un conglomérat géopolitique que seul l’Allemagne avec ses paramètres et sa force est capable d’être le cœur d’une stratégie géopolitique européenne dominante. Reste à savoir,  quel modèle de construction optera Berlin ?

Certainement, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale c’est la première fois deux nations souveraines sont engagées dans une guerre conventionnelle en Europe, avec d’énormes ramifications pour la dynamique de pouvoir de la Russie et des superpuissances, à savoir: les États-Unis et la Chine. Dans les conditions actuelles on peut percevoir cette guerre comme une opposition de deux entités géopolitiques avec des stratégies de coercition se déployant à travers des leviers multidimensionnels.

Dans une stratégie de Moscou visant à renforcer ses paramètres de sa force  dans le jeu des acteurs internationaux en course pour la primauté mondiale et afin de  contrôler l’Eurasie, l’offensive russe n’est qu’une manifestation d’une réalité dans laquelle se joue des doctrines géopolitiques.

Entre une conception eurasienne et une reconfiguration de l’Europe Centrale avec une vision atlantiste,  le jeu, pour avoir le contrôle sur ce supercontinent incluant le continent africain, l’Afro-Eurasie ou communément considéré par les géopolitiques américains comme « île mondiale », est déclenché. L’Ukraine est le « cordon sécuritaire » dans lequel se peaufine la stratégie de « déni d’accès ».

De ce fait , derrière cette guerre se  joue  des stratégies visant de contenir les  velléités  intra-puissances. Cet antagonisme cache une réorganisation de l’ordre mondial autour  de la  périphérie   de  l’Europe  occidentale,  le  bassin  méditerranéen,  le  Moyen  orient  et l’Asie .

Cet  espace  gigantesque, qui  se  trouve   entre  le  cœur    et  les  mers    riveraines  réunies , élucidé  par la  perception géopolitique  américaine sous  l’appellation  de  l’océan  mondiale, reste un atout dans la confrontation pour le contrôle de la masse continentale eurasienne.

De Lisbonne à l’Oural, l’Ukraine a toujours été, en dépit de sa souveraineté politique, un condominium russo-otanien et de fait une zone tampon dans le cadre d’une confrontation géopolitique. Géographiquement, l’Ukraine est une véritable  passerelle géographique entre la Russie, avec laquelle elle partage plus de 1.500 kilomètres de frontière et à  travers lequel transite 60% du gaz russe vers l’UE, et l’Union européenne, qu’elle côtoie sur près de 1.300 kilomètres à travers ses frontières avec la Pologne, la Slovaquie, la Hongrie et la Roumanie.

De ce fait, pour la doctrine militaire russe assurer la présence de l’Ukraine,  qui reste un pivot géopolitique,  sous sa sphère d’influence est un moyen de dissuader l’Europe qui constitue le pont géostratégique des États-Unis dans sa conception doctrinale. Pour l’OTAN, ce pays est une pièce centrale dans l’élaboration d’un rééquilibrage stratégique couvrant une superficie de plus de 60 millions km2 entre l’océan Atlantique , à l’ouest et au Sud, et l’océan pacifique, à l’est. Outre l’union  eurasiatique peaufiné par la Russie afin de stopper le partenariat orientale issu des nouvelles accords d’associations entre certains pays du bloc-est et l’UE, l’Ukraine s’est trouvé au milieu  d’un  front  géopolitique.

Devant cette situation, le monde entier est préoccupé d’évaluer les répercussions de la crise ukrainienne, que l’on peut qualifier de crise mondiale. La recrudescence des conflits de cartes et d’influence dans la ligne de faille eurasienne a enflammé la concurrence géopolitique, géoéconomique et géo-militaire entre les différents principaux acteurs du système international et a même réveillé les contradictions des systèmes régionaux.

Nul doute, l’aggravation et l’extension de cette crise, ou la poursuite de l’imposition et du durcissement des sanctions contre la Russie, qui sont devenues probables après l’attaque militaire russe sur les terres ukrainiennes et auraient un impact significatif sur les marchés, les prix, les producteurs et les consommateurs de l’énergie. Quant aux aspects géopolitiques et géo-militaires, cette crise est susceptible de créer des profondes mutations qui vont secouer le système international. Ce dernier et devant le fait accompli ne chancèlera devant la maxime romaine « si vis vacem para bellem » qui signifie celui qui veut la paix prépare à la guerre. Que ce soit au niveau du système international, ou des systèmes régionaux, cette conflictualité militaire établira des nouvelles dynamiques d’affermissement de puissance, de rapprochement et l’émergence  de nouvelles alliances militaires, politiques et économiques. Au cours des prochains jours,  les actions bellicistes de Moscou risquaient de déclencher le principe de défense collective stipulé  dans l’article  5 du traité transatlantique .

Dans la lecture de la sociologie politique de l’Ukraine,  il est important de souligner que depuis son indépendance en 1991, le pays est fragilisé par des divisions ethnolinguistiques, et a toujours forgé ses opinions politiques en fonction de ces divisions. Y compris sur le rapprochement avec la Russie ou l’UE. De ce fait, plusieurs scénarios planent et qui pourraient  être mis au point par Moscou dans une stratégie de repousser la ligne de démarcation avec l’OTAN. Parmi lesquels figurent une hypothèse de division de l’Ukraine selon les lignes historiques, linguistiques et économiques, ou une autre de création d’un « Etat » fédéral en Ukraine composé de deux parties : l’ouest, l’est.

Face à cette offensive, il est peu probable qu’il y aura une accentuation des sanctions à l’encontre de la Russie par des pays européens. Le déclenchement de nouvelles sanctions pourrait éventuellement stimuler un embargo  russe  sur  les  flux  pétro-gaziers qui  aurait  bien  un  effet  immédiat  et brutal  sur  l’Europe.   il  faut  pourtant  rappeler  que  la  dépendance  est  réciproque  :  56  %  du pétrole  et  85  %  du  gaz  exportés  par  la  Russie  le  sont  à  destination  de  l’Europe. De l’autre côté, il y’a une vulnérabilité  russe si d’autres mesures sont entreprises par l’UE.  De ce fait,  le  PIB  de  la Russie,  son  commerce  extérieur  et  ses  ressources  fiscales  reposent  sur  l’énergie . De surcroît,  l’Europe  représente  la  moitié  des  débouchés  de  la  Russie,  celle-ci  ne  totalisant  que 7  %  du  commerce  extérieur  de  l’UE.

En plus, dans une région qui se considère comme « pivot du monde », des arrangements diplomatico-géopolitiques sont nécessaires pour éviter l’enlisement de la situation dans des conflits géostratégiques sans fin.

C’est à travers l’élaboration d’un plan général de redistribution de la géographie d’influence dans la région Nord-Ouest et l’Ouest de l’Europe que les parties impliquées  dans le schéma de reconfiguration géopolitique mondiale pourraient contrôler la situation sécuritaire en Europe Centrale.

Pour ce faire, même si dans les conditions actuelles est difficilement envisageable,  les relations russo-ukrainiennes, russo-roumaines, russo-polonaises et russo-baltes doivent être restructurées dans une logique géopolitique permettant aux zones de l’Europe centrale à l’océan Pacifique de s’arranger pour un équilibre avec l’axe anglo-saxon et français.

Géopolitiquement parlant, ce conflit russo-ukrainien cache des tentatives de recadrages géopolitiques au-delà de l’espace eurasien. Étant donné,  la perception géopolitique de l’Iran qui se considère comme un pivot géopolitique de l’Asie centrale, tout comme l’Allemagne en Europe centrale. Cette confrontation va chercher de structurer la position de la Russie, en tant que centre de l’Eurasie.  Les négociations de l’Iran sur la question de son nucléaire vont conduire  Téhéran à prendre en otage les Occidentaux afin d’enraciner le « Pax Persica »  dans le bloc centrasiatique. Devant cette manœuvre stratégique iranienne, le pan-turque sera confronté à la visée des Arméniens qui vont couper le chemin de la Turquie à l’Azerbaïdjan. Dans sa logique de peser sur la géopolitique de l’Asie Centrale, Ankara doit passer par l’Arménie et l’Artsakh. En conséquence, les intérêts géopolitiques de la Turquie dont la politique est atlantiste vont se heurter à une Russie eurasienne qui ne tergiversera nul point pour créer des axes stratégiques alimentant son « Empire des Grandes Espaces »

D’où l’appréhension stratégique du projet américain du « Grand Moyen Orient » qui va du Maroc au Pakistan visant la création d’une zone de libre échange entre les États-Unis et le Moyen-Orient ainsi que l’Afrique du Nord. Néanmoins,  ce conflit dans l’Europe de l’Est est prémonitoire d’une offensive diplomatique russe dans le Moyen-Orient et le Nord d’Afrique pour équilibrer l’espace panarabe entre Atlantisme et Eurasianisme.

Cette construction visant le contrôle de la côte sud-ouest de l’Europe n’épargnera guère  aussi l’Afrique de l’ouest et la partie Sud atlantique de l’Afrique. Comme l’Europe Centrale,  l’Afrique, et particulièrement sa région du Nord, va être affrontée à faire face à des projets multiethniques pour structurer ses lignes nationales,  ethniques et culturelles. Pour y faire face,  les pays de l’Afrique du nord, basés sur les facteurs d’intégration raciales, culturelles, religieuses et géopolitiques spécifiques  ,  sont appelés à construire un bloc géopolitique continental. C’est la voie pour éviter de se soumettre aux impératifs stratégiques et géostratégiques de cette guerre…

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